Le Mythe de Sisyphe d'Albert Camus est à l'heure actuelle l'oeuvre la plus

aboutie et authentique qu'il m'ai été donné de connaitre concernant ce sentiment de l'Absurde.

 

Je me sens indéniablement proche de l'homme aujourd'hui disparu, avant d'en admirer l'écriture ou l'écrivain. A son évocation, une émotion très vive et intime me gagne systématiquement. Des crises existentielles, des pentes glissantes d'angoisses irrationnelles, des " crises de vies " comme je les appelle ; il en aura traversé un paquet, comme moi. Et cette révolte, qui attend chaque personne ayant traversé l'Absurde ( sans même toujours parvenir à en sortir ) était chez lui, sublime de force et de présence. Une vie qui déborde, qui dégueule presque si l'on voulait rejoindre Sarthe et sa Nausée. Je me sens chanceuse de partager avec lui la même langue et ainsi comprendre, peut-être avec un peu plus de facilité ou de justesse, le fond de ses pensées. 

 

Cet article est seulement destiné à synthétiser et sélectionner, sous mon regard subjectif, les passages les plus significatifs de l'oeuvre ; comme l'on dresserait le sanctuaire d'un témoin incontournable. Un témoin intellectuel, sensoriel, humain. Dans mon récit Humanus, j'explicite le ressentiment de l'Absurde qui ne me quitte plus depuis l'âge de 7 ans, à travers un descriptif personnel de situation, sans théorie aucune ni méthode de compréhension.

 

Le Mythe de Sisyphe rempli déjà parfaitement cette mission périlleuse et réalisée avec brio. Lors de la première lecture, je me suis demandée si un individu n'ayant jamais éprouvé ce ressenti pouvait véritablement accéder à ce livre, l'atteindre réellement. J'ai eu un doute quant au caractère peut être hermétique de cette œuvre pour les êtres non concernés jusque là, tant la juxtaposition du texte d'Albert Camus correspondait étrangement à mes propres considérations les plus enfouies et profondes. Encore aujourd'hui, j'ai le sentiment que sa propagation et son accueil n'est pas tout à fait à la mesure de sa qualité et consistance, ni honorée comme il se devrait, à la hauteur du sujet abordé. 

 

Sa disparition à l'âge de 46 ans est une douloureuse tragédie lorsque l'on prend conscience de son insatiable désir de vivre et de combattre. Je m'interroge souvent sur les œuvres que le genre humain aurait pu connaitre si plus de temps lui avait été accordé. Je regrette cette ironie amère qui fit partir plus tôt que prévu un des hommes les plus attachés à Etre. Sans doute qu'un regard plus âgé, plus lourd encore d'expériences, nous aurait éclairé d'une voie nouvelle et donné suite à cette issue de la Révolte. Nous ne le saurons jamais. 


 

Dans mon cas, j'espère tout au plus explorer les pourtours de notre conscience et potentiel pour en ramener, autant que je le pourrais,

une substance pertinente qui, je l'espère, se révélerait un tant soit peu salutaire.

~ 8 juin 2019


  • Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Ce sont là des évidences sensibles au cœur, mais qu’il faut approfondir pour les rendre claires à l’esprit.
  • Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide.
  • Je vois que beaucoup de gens meurent parce qu’ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. J’en vois d’autres qui se font paradoxalement tuer pour les idées ou les illusions qui leur donnent une raison de vivre (ce, qu’on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir). Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions.
  • On n’a jamais traité du suicide que comme d’un phénomène social. Au contraire, il est question ici, pour commencer, du rapport entre la pensée individuelle et le suicide. Un geste comme celui-ci se prépare dans le silence du cœur au même titre qu’une grande œuvre. L’homme lui-même l’ignore.
  • La société n’a pas grand-chose à voir dans ces débuts. Le ver se trouve au cœur de l’homme. C’est là qu’il faut le chercher. Ce jeu mortel qui mène de la lucidité en face de l’existence à l’évasion hors de la lumière, il faut le suivre et le comprendre.
  • Mourir volontairement suppose qu’on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance. Quel est donc cet incalculable sentiment qui prive l’esprit du sommeil nécessaire à sa vie ?
  • Dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Il y a un lien direct entre ce sentiment et l’aspiration vers le néant.
  • Le sujet de cet essai est précisément ce rapport entre l’absurde et le suicide, la mesure exacte dans laquelle le suicide est une solution à l’absurde. C’est une curiosité légitime de se demander, clairement et sans faux pathétique, si une conclusion de cet ordre exige que l’on quitte au plus vite une condition incompréhensible. Je parle ici, bien entendu, des hommes disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes.


L'Homme révolté 

 

  • Si donc nous prétendons nous installer dans l'attitude absurde, nous devons nous préparer à tuer, donnant ainsi le pas à la logique sur des scrupules que nous estimerons illusoires. [...] La conclusion dernière du raisonnement absurde est, en effet, le rejet du suicide et le maintien de cette confrontation désespérée entre l'interrogation humaine et le silence du monde. Le suicide signifierait la fin de cette confrontation et le raisonnement absurde considère qu'il ne pourrait y souscrire qu'en niant ses propres prémisses. Une telle conclusion, selon lui, serait fuite ou délivrance. Mais il est clair que, du même coup, ce raisonnement admet la vie comme le seul bien nécessaire puisqu'elle permet précisément cette confrontation et que, sans elle, le pari absurde n'aurait pas de support. Pour dire que la vie est absurde, la conscience a besoin d'être vivante. 
  • On croit tout détruire et tout emporter avec soi, mais de cette mort même renaît une valeur qui, peut-être, aurait mérité qu'on vécût. La négation absolue n'est donc pas épuisée par le suicide. [...] Suicide et meurtre sont ici deux faces d'un même ordre, celui d'une intelligence malheureuse qui préfère à la souffrance d'une condition limitée la noire exaltation où terre et ciel s'anéantissent. 
  • L'absurde en lui-même est contradiction. [...] Respirer, c'est juger. 
  • Toute philosophie de la non-signification vit sur une contradiction du fait même qu'elle s'exprime. Elle donne par là un minimum de cohérence à l'incohérence, elle introduit de la conséquence dans ce qui, à l'en croire, n'a pas de suite. Parler répare. La seule attitude cohérente fondée sur la non-signification serait le silence, si le silence à son tour ne signifiait. L'absurdité parfaite essaie d'être muette. Si elle parle, c'est qu'elle se complaît ou, comme nous le verrons, qu'elle s'estime provisoire. Cette complaisance, cette considération de soi, marque bien l'équivoque profonde de la position absurde. D'une certaine manière, l'absurde qui prétend exprimer l'homme dans sa solitude le fait vivre devant un miroir. Le déchirement initial risque alors de devenir confortable. La plaie qu'on gratte avec tant de sollicitude finit par donner du plaisir. 
  • Pour fuir la complaisance, le raisonnement absurde trouve alors le renoncement. Il refuse la dispersion et débouche dans un dénuement arbitraire, un parti pris de silence, l'étrange ascèse de la révolte. 
  • Le sentiment de l'absurde est un sentiment parmi d'autres. Qu'il ait donné sa couleur à tant de pensées et d'actions entre les deux guerres prouve seulement sa puissance et sa légitimité. Mais l'intensité d'un sentiment n'entraîne pas qu'il soit universel. L'erreur de toute une époque a été d'énoncer, ou de supposer énoncées, des règles générales d'action à partir d'une émotion désespérée, dont le mouvement propre, en tant qu'émotion, était de se dépasser. Les grandes souffrances, comme les grands bonheurs, peuvent être au début d'un raisonnement. Ce sont des intercesseurs. Mais on ne saurait les retrouver et les maintenir tout au long de ces raisonnements. Si donc il était légitime de tenir compte de la sensibilité absurde, de faire le diagnostic d'un mal tel qu'on le trouve en soi et chez les autres, il est impossible de voir dans cette sensibilité, et dans le nihilisme qu'elle suppose, rien d'autre qu'un point de départ, une critique vécue, l'équivalent, sur le plan de l'existence, du doute systématique. Après quoi, il faut briser les jeux fixes du miroir et entrer dans le mouvement irrésistible par lequel l'absurde se dépasse lui-même. Le miroir brisé, il ne reste rien qui puisse nous servir pour répondre aux questions du siècle. L'absurde, comme le doute méthodique, a fait table rase. Il nous laisse dans l'impasse. 
  • Je crie que je ne crois à rien et que tout est absurde, mais je ne puis douter de mon cri et il me faut au moins croire à ma protestation. La première et la seule évidence qui me soit ainsi donnée, à l'intérieur de l'expérience absurde, est la révolte. Privé de toute science, pressé de tuer ou de consentir qu'on tue, je ne dispose que de cette évidence qui se renforce encore du déchirement où je me trouve. La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. Mais son élan aveugle revendique l'ordre au milieu du chaos et l'unité au cœur même de ce qui fuit et disparaît. Elle crie, elle exige, elle veut que le scandale cesse et que se fixe enfin ce qui jusqu'ici s'écrivait sans trêve sur la mer. Son souci est de transformer. Mais transformer, c'est agir, et agir, demain, sera tuer, alors qu'elle ne sait pas si le meurtre est légitime. Elle engendre justement les actions qu'on lui demande de légitimer. Il faut donc bien que la révolte tire ses raisons d'elle-même, puisqu'elle ne peut les tirer de rien d'autre. Il faut qu'elle consente à s'examiner pour apprendre à se conduire. 
  • L'homme est la seule créature qui refuse d'être ce qu'elle est. La question est de savoir si ce refus ne peut l'amener qu'à la destruction des autres et de lui-même, si toute révolte doit s'achever en justification du meurtre universel, ou si, au contraire, sans prétention à une impossible innocence, elle peut découvrir le principe d'une culpabilité raisonnable. 
  • il y a, au sein de nos sociétés, accroissement dans l'homme de la notion d'homme et, par la pratique de cette même liberté, insatisfaction correspondante. La liberté de fait ne s'est pas accrue proportionnellement à la conscience que l'homme en a prise. De cette observation, on ne peut déduire que ceci : la révolte est le fait de l'homme informé, qui possède la conscience de ses droits.
  • Peut-on, loin du sacré, et de ses valeurs absolues, trouver la règle d'une conduite ? telle est la question posée par la révolte. 
  • En attendant, voici le premier progrès que l'esprit de révolte fait faire à une réflexion d'abord pénétrée de l'absurdité et de l'apparente stérilité du monde. Dans l'expérience absurde, la souffrance est individuelle. À partir du mouvement de révolte, elle a conscience d'être collective, elle est l'aventure de tous. Le premier progrès d'un esprit saisi d'étrangeté est donc de reconnaître qu'il partage cette étrangeté avec tous les hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par rapport à soi et au monde. Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective. Dans l'épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le « cogito » dans l'ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l'individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. 

 

  • L'histoire n'est régie que par deux principes, l'Etat et la révolution sociale, la révolution et la contre-révolution, qu'il ne s'agit pas de concilier, mais qui sont engagés dans une lutte à mort. L'Etat, c'est le crime. " L'Etat le plus petit et le plus inoffensif est encore criminel dans ses rêves." La révolution est donc le bien. Cette lutte, qui dépasse la politique, est aussi la lutte des principes lucifériens contre le principe divin. Le Mal, c'est la révolte satanique contre l'autorité divine, révolte dans laquelle nous voyons au contraire le germe fécond de toutes les émancipations humaines.
  • La lutte contre la création sera donc sans merci et sans morale, le seul salut est dans l'extermination. " La passion de la destruction est une passion créatrice". L'anarchiste français Coeur-deroy aussi voulait "porter la torche à la maison du père" et s'écriait qu'il n'avait d'espoir que dans le déluge humain et le chaos. La révolte est saisie à travers ces manifestations à l'état pur, dans sa vérité biologique.  Bakounine dit " La tempête et la vie, voilà ce qu'il nous faut. Un monde nouveau, sans lois, et par conséquent libre." Mais un monde sans lois est-il un monde libre, telle est la question que pose toute révolte. 
  • « Le révolutionnaire est un homme condamné d'avance. Il ne doit avoir ni relations passionnelles, ni choses ou être aimés. Il devrait se dépouiller même de son nom. Tout en lui doit se concentrer dans une seule passion : la révolution. » -  Netchaiev. Si, en effet, l'histoire, hors de tout principe, n'est faite que de la lutte entre la révolution et la contrerévolution, il n'est pas d'autre issue que d'épouser entièrement une de ces deux valeurs, pour y mourir ou y ressusciter. 
  •  Dans l'univers de la négation totale, par la bombe et le revolver, par le courage aussi avec lequel ils marchaient à la potence, ces jeunes gens essayaient de sortir de la contradiction et de créer les valeurs dont ils manquaient. Jusqu'à eux, les hommes mouraient au nom de ce qu'ils savaient ou de ce qu'ils croyaient savoir. À partir d'eux, on prit l'habitude, plus difficile, de se sacrifier pour quelque chose dont on ne savait rien, sinon qu'il fallait mourir pour qu'elle soit. Jusque-là, ceux qui devaient mourir s'en remettaient à Dieu contre la justice des hommes. Mais quand on lit les déclarations des condamnés de cette période, on est frappé de voir que tous, sans exception, s'en remettent, contre leurs juges, à la justice d'autres hommes, encore à venir.

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